Allô. Mon but, c’est de faire l’infolettre la plus courte possible. J'ai toujours affectionné les formes brèves. Mais je sens que je vais échouer. Récemment, j’ai commencé à écrire des textes longs, par nécessité. Par exemple, si je commande des contributions de 2000 mots à des auteurices pour un livre collectif, la moindre des choses est de faire au moins aussi long, question de donner l'exemple. Mais on dirait que j’y ai pris goût, à digresser à qui mieux mieux.
Revenons à ce projet d'infolettre. Contrairement à mes menstruations, elle ne sera pas régulière. Oh non! Je tenterai de me taire, la plupart du temps. C’est comme ça. Je ne souhaite pas «bâtir une audience». Je voudrais seulement trouver, éventuellement, je ne suis pas pressée, une ou deux personnes interlocutrices avec qui établir une modeste et pudique connexion à partir de mon petit bureau hochelagais. Ça me rendrait vraiment heureuse. Et, si non, c’est pas grave, je vais continuer d’épier la faune qui s’active devant chez moi, mon ordi étant judicieusement disposé devant la fenêtre qui donne direct sur le trottoir. Alors voilà, je vous écris et on verra si ça mord. Ce qui compte n’est pas de réussir, mais d’essayer.
Dans ma prochaine missive, je vous parlerai — peut-être —, du fait que j'ai appris récemment que mon cerveau fonctionne «différemment», que je serais une adulte «sur le spectre». C'est du moins ce que m’a suggéré ma psychologue. Ce qui expliquerait pas mal de trucs que je trouvais jusque-là très bizarres chez moi. Comme mon absence de filtre, mes idées fixes pour des sujets précis pour lesquels je me mets à obséder, ma manie de toujours manger la même chose jour après jour après jour, mon intolérance pour les bruits forts, ma difficulté à comprendre le 2e degré et incidemment les jokes, et j’en passe parce que je commence à être lasse de cette énumération. Maintenant que je dispose de cette nouvelle information quant à ma potentielle place sur ledit spectre, je vais peut-être commencer à moins me détester.
Cela dit, ce dont j’ai envie de vous parler aujourd'hui est de mon auteur préféré, François Blais, mort le printemps dernier. Il s’est suicidé à l’âge tendre de 49 ans.
La semaine dernière, je suis allée à un colloque en sa mémoire à Trois-Rivières. L’entrée était gratuite et personne ne m’a demandé quoi que ce soit alors je me suis assise à une table. En plus, j’étais avec une amie qui a eu la gentillesse de me conduire jusque-là. Moi qui passe rarement le pas de ma porte, il ne me viendrait jamais à l’idée de tenir pour acquise l’addition d’événements aussi extraordinaires que formidables.
C’était émouvant de voir réunis dans un musée tous ces universitaires, littéraires et fans de partout au Québec et ailleurs pour parler de cette œuvre pour nous marquante et précieuse. J’ai seulement pu assister à la première journée, vu que je travaillais au journal le lendemain, mais c’est pas grave, j'ai entendu là des choses qui m'ont inspirée dans mon deuil et que j'avais envie de vous partager. Pas de manière intelligente ou ordonnée, juste comme des bribes, selon ce qui me vient. Si vous aimez Blais, je pense que ça va vous intéresser anyway. Et si vous ne le connaissez pas, alors j'espère vous donner envie de découvrir ses livres.
(La prochaine lettre sera plus courte, c’est une promesse.)
((Selon la posture nihiliste qui est généralement celle de François Blais dans son œuvre, personne n’est obligé de tenir ses promesses.))
Ce qui m’a le plus marquée du colloque est cette petite phrase prononcée par je ne sais plus qui : Chez Blais, l’idéal tient en échec le réel.
C’est vrai. Ça concerne tant son regard sur l’amour, l’amitié, le monde.
Face à la désillusion amoureuse, il se tourne vers l’amitié comme un absolu et un pis-aller à la fois. À défaut de trouver l'ami·e total·e, ultime, providentiel·le qui «révisera ta lettre de suicide», les accointances qu’il dépeint dans ses romans sont utilitaires, voire presque subies, juste pour ne pas être seul·e. Et malgré tout, ses narrateurices le sont, extrêmement seul·es.
Blais se tourne donc vers son/sa interlocuteurice, le ou la lecteurice, qu’il tutoie, pour nouer une relation d’amitié, un lien d'intimité, unidirectionnel, ce qui est rassurant, et lui permet de conserver le contrôle, tout anxieux qu’il est.
De fait, l’anxiété envahissante, paralysante, est partout chez Blais, un état dans lequel je me suis toujours reconnue. Un exemple parfait, ce passage de son délicieux Document 1, que j'ai partagé la semaine dernière sur Instagram:
Il y aussi dans l’œuvre de Blais une célébration de l’informe, un procédé de désacralisation de la littérature, qui passe par plein de voies : l’utilisation d'hyperliens, d'extraits de documents, de post-scriptum, de digressions et de franches rigolades... Toujours selon l’idée que la littérature innove dans la marge. Chez lui l’ambivalence entre cynisme et contestation sociale est manifeste. Ses idéaux, qu’il n'assume pas toujours — se terrant derrière l’humour, parfois potache —, sont néanmoins bien réels: justice sociale, féminisme, bien-être animal… Ses chroniques pour le magazine Protégez-vous sont en ce sens de brillants pamphlets anti-consumérisme.
Son érudition vient paradoxalement avec une grande humilité et même je dirais un sentiment d’imposture, d’où l'omniprésence dans ses récits de l’abstention, du ratage, de l’autosabotage, le tout rendant impossible la joie, le bonheur. Au point où il atteint le renoncement : à l’amour et, ultimement, à la vie. C’est déjà là dans son premier roman par l’évocation du sacrifice d'Iphigénie (dans le mythe), ou plutôt du renoncement de celle-ci dans sa version blaisienne, qualifiée par l’auteur de « roman à l’eau de rose » alors qu’il s’agit plutôt d’une fable existentialiste. Ainsi, dès le premier livre, le sort semble en être jeté.
D’ailleurs, rétrospectivement, je comprends mieux pourquoi je n'ai pas apprécié à sa sortie son dernier roman pour adulte paru de son vivant, son 12e. Ce livre m'a heurtée, terrassée même, car, pour la première fois, c’était un récit 100% désespéré. Il y manquait ce qui a fait de François Blais l’écrivain merveilleux qu’il était: son sens de l’humour. Cette drôlerie était fort probablement un mécanisme d’adaptation pour (sur)vivre malgré la profonde lucidité dont il était doté, et qui lui aura occasionné de profondes souffrances. Or, dans La seule chose qui intéresse tout le monde, il n’y a plus de paravent comique, tout juste une détresse abyssale.
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Autrice, éditrice et journaliste, Marilyse Hamelin a publié, dirigé et pris part à plusieurs ouvrages. Son premier roman, un livre illustré pour les adultes, est paru chez Hamac en 2021 sous le titre Quelques jours avec moi.
J'adore cette idée de la littérature qui innove par la marge. Bien hâte de lire la suite! EM